Et si nous écoutions un sermon remarquable aujourd’hui, un sermon silencieux. Philippe de Champaigne, comme Pierre de Bérulle, était convaincu que la meilleure manière de servir l’Evangile était de le laisser se déployer par une mise en scène humble. Ce Repas chez Simon, conservé au Musée de Nantes en est un exemple remarquable. A l’image du personnage qui pose un doigt sur ses lèvres pour nous inviter à l’écoute, l’ensemble du tableau frappe autant par son silence que par la finition réaliste de chaque détail.
Jésus et Simon sont couchés dans une presque parfaite symétrie, soulignée par l’architecture du triclinium. Seul le jeu de regard et l’attitude des mains rompent cette symétrie. Jésus regarde Simon, Simon regarde la femme qui elle ferme les yeux. Jésus désigne la femme de sa main droite, deux doigts tendus, trois repliés, du signe de la miséricorde et de la bénédiction. Simon repousse la scène d’une main ouverte. La femme enlace de ses mains les pieds de Jésus. Car, cette femme qui semble s’être imposée dans cette magnifique composition classique est finalement le réceptacle silencieux et certainement involontaire de tous les gestes des deux principaux protagonistes.
Dans ce double jeu de regards et de gestes tout est dit de ce passage de l’Evangile : l’accueil du Christ, le refus de Simon, l’amour de la femme. Tout est dit jusque dans les moindres détails et c’est là que le réalisme de Philippe de Champaigne est l’humble servant de ce texte. Des détails qui sont bien évidemment difficiles à voir sur cette reproduction ! Je n’en relèverais que deux.
Le premier c’est la tenue de Simon finement brodée d’écritures. Sur son bonnet est inscrit le célèbre « Ecoute Israël » (Dt 6,4) adressé par Dieu à son peuple ; sur le bas du manteau, « Je suis le seigneur ton Dieu qui t’a fait sortir d’Egypte » et sur le haut du manteau, « Tu ne feras pas d’Idole ». Simon est ainsi représenté comme un pharisien qui totalement enfermé dans la loi, est devenu sourd à la Parole et au pardon de Dieu, un pharisien qui a fait de la Loi une idole qui l’empêche d’entendre le Verbe de Dieu fait homme lui annoncer la Bonne Nouvelle.
Comment ne pas entendre alors dans ce dialogue visuel, les paroles de Saint-Paul : « Frères, nous le savons bien, ce n'est pas en observant la Loi que l'homme devient juste devant Dieu, mais seulement par la foi en Jésus Christ ; c'est pourquoi nous avons cru en Jésus Christ pour devenir des justes par la foi au Christ, mais non par la pratique de la loi de Moïse, car personne ne devient juste en pratiquant la Loi. » (Ga 2). D’autant que Philippe de Champaigne ajoute à la scène deux personnages : le chien, symbole du prophète préfigurant le sacrifice du Christ, et le chat, associé au cycle éternel de la lune, symbole de la résurrection du Christ et de sa vie éternelle. « Grâce à la Loi (qui a fait mourir le Christ) j'ai cessé de vivre pour la Loi afin de vivre pour Dieu. […] Il n'est pas question pour moi de rejeter la grâce de Dieu. En effet, si c'était par la Loi qu'on devient juste, alors le Christ serait mort pour rien. » (Ga 2).
Le second détail, c’est la riche cassolette, le brasero à parfum, qui est disposé au premier plan. On ne pourrait la considérer que comme un élément décoratif qui avec l’architecture de colonnes et d’oculi, les deux banquettes et la perspective du dallage permettent au peintre d’unifier l’espace de sa scène. Mais elle a pour moi deux autres significations. La première est tirée directement de l’épisode évangélique. Elle représente l’opposition entre Simon et la femme ou entre les deux débiteurs de la parabole de Jésus. Comment en effet ne pas comparer la simplicité du pot de parfum de la femme et la somptuosité du brûle parfum de Simon avec l’amour de la femme et le rejet de Simon ? Et se souvenir de cet autre passage de l’Evangile où une pauvre veuve donne une obole prélevée de son nécessaire. « En vérité, je vous le déclare, cette veuve pauvre a mis plus que tous ceux qui mettent dans le tronc. Car tous ont mis en prenant sur leur superflu; mais elle, elle a pris sur sa misère pour mettre tout ce qu'elle possédait, tout ce qu'elle avait pour vivre. » (Mc 12,44).
Mais cette cassolette est également le point de départ d’une ligne médiane dans le tableau sur laquelle est également située la table du repas et un rideau qui s’ouvre. La table du repas est recouverte d’une nappe blanche sur laquelle sont disposées deux pains et des fruits dont du raisin. Il serait difficile de ne pas y voir l’autel eucharistique. Cette table à la quelle, même si c’est lui qui est l’hôte, Simon est invité. Mais également cette table dont il se détourne comme le montre le pain intact de son côté et déjà rompu du côté de Jésus. Le rideau qui s’ouvre peut alors être lu comme une préfiguration du rideau du temple, qui se déchirera à la mort de Jésus. Et finalement ce brasero symbolise le temple ancien où l’on faisait monter des parfums vers un Dieu caché alors que le petit pot de parfum de la femme a été versé sur les pieds de Dieu présent parmi les hommes. Une présence que Jésus souligne lui-même dans ce tableau en se désignant de la main gauche et non en désignant le ciel pour désigner Dieu comme cela est si courrant.
Car finalement que nous disent les lectures de ce jour en nous parlant du pardon et que nous dit cet admirable tableau de Philippe de Champaigne ? Ils nous disent que nous ne croyons pas à un Dieu distant qui a l’image des dieux anciens et des mythologies païennes aurait édicté des règles de conduites pour les humains afin de les maintenir sous sa puissance. Mais que nous croyons à un Dieu qui s’est incarné par amour, qui est mort par amour, qui nous sauve et nous fait participer à sa vie éternelle par amour. Si le rideau s’ouvre sur nos fautes comme sur nos vies, c’est parce que Jésus, vrai Dieu, est au milieu de nous comme il est au centre du tableau. Et l’appel qu’il adresse à Simon comme à chacun d’entre nous ne tient pas dans une litanie de règles, de lois et d’interdits mais dans ces deux simples mots : « aime-moi » !