Le 1er février 2010 au bout d’un clic de souris d’un élève de Saint Erembert,… Dakar ! Le TD simultané entre une classe de Saint Erembert et une autre du lycée Saint Monfort de Dakar pouvait commencer. Quelques semaines plus tard, pour tester la pédagogie d’enseignement de l’anglais par un partenaire étatsunien potentiel, au bout d’un autre clic de souris… la côte est des Etats-Unis…
A l’heure d’Internet, de Skype et autres Messenger, ces initiatives peuvent paraître banales. Il semble d’ailleurs que ce soit le cas pour les élèves. Le fait que l’interlocuteur se trouve à des milliers de kilomètres n’étonne plus ; qu’il s’inscrit dans une autre réalité culturelle, une autre religion, une autre représentation du monde n’est pas pris en compte. Seul indice d’une différence : l’âge a été l’objet d’un étonnement. L’interlocuteur de l’élève de St Érembert lui-même âgé de 16 ans, en a 23…
Et pourtant, envisagées sous l’angle de la tension entre le local et le global, ces initiatives introduisent dans la salle de classe un défi éducatif majeur pour la société d’aujourd’hui et de demain, pour le monde économique chaque jour plus interdépendant : le défi de l’éducation à la rencontre interculturelle dans des sociétés devenues multiculturelles.
Au slogan du « village planétaire », aux revendications d’être « citoyens du monde » a succédé l’humble expérience des remises en question produites par la compression du temps et de l’espace qui caractérise le vivre ensemble aujourd’hui. Car derrière l’universalité du moule technologique et de la consommation de masse, émergent de nouvelles lignes de tensions entre les êtres humains, indices de crispations culturelles, religieuses, confessionnelles, nationalistes, autrement dit identitaires. Ces crispations sont le signe des bouleversements en cours devant lesquels nous ne savons pas encore véritablement nous situer, ni nous projeter dans un espace et un avenir communs. Dans ces conditions où les termes de l’équation du vivre ensemble sont en cours de réélaboration, comment éduquer des êtres libres et responsables ?
A différentes époques de la tradition éducative de l’Oratoire, des oratoriens, comme d’autres, ont relevé les défis de leur époque pour tenir ensemble intelligence du monde et intelligence de la foi. Non pas l’une contre l’autre en cédant à la tentation d’une démarche identitaire confinée dans la sécurité illusoire d’un ghetto. Non pas l’un dans l’autre en cédant à l’illusion de croire l’homme indépendant des médiations du langage, de la culture, des rites à travers lesquels il s’exprime et entre en relation. Mais l’un avec l’autre : C’est le père Lamy qui enseigne Descartes au moment où certaines lectures du concile de Trente (1545-1563) voudraient se contenter d’une réaffirmation du dogme. C’est le père Gratry au XIX°s qui met en place des ateliers d’apologétique pour explorer une approche rationnelle de la connaissance de Dieu. C’est le père Laberthonière qui défend une liberté de l’homme menacée par le positivisme scientifique et l’illusion d’un enseignement neutre. C’est, plus près de nous, le père Dabosville qui invite « l’autorité dans l’Église à retrouver le sens de la liberté. Il nous faut renoncer à ce qui n’est même plus une orthodoxie, mais à ce qui est devenue une orthologie soupçonneuse : dire ce qu’il faut dire, ne pas se risquer à penser, c’est une règle trop commune. »
À l’heure de la compression de l’espace, prendre en charge les questions posées par le clic d’une souris qui établit une connexion avec Dakar, est une nécessité pour une école qui s’inscrit dans la tradition oratorienne d’éducation à une liberté responsable. Comment les élèves sont-ils invités à prendre la mesure des spécificités culturelles de leurs interlocuteurs, à commencer par la diversité des parcours des personnes qu’ils côtoient dans l’établissement ? Comment sont-ils invités à relever le défi de la rencontre entre les croyants dans des sociétés devenues multireligieuses, mais aussi de la rencontre des croyants avec des personnes athées ou indifférentes dans des sociétés devenues pluralistes ? Autant de paramètres qui multiplient les possibilités de mettre en équation la tension entre le local et le global, tant les équations elles-mêmes varient selon que l’on se trouve à St Germain, à Los Angeles, à Singapour ou à Dakar. Comment sont-ils préparés à travailler avec des collaborateurs étrangers dans des sociétés multiculturelles ou dans des entreprises multinationales ? Ce défi éducatif n’est-il pas relevé dans la salle de classe à chaque fois qu’un enseignant accompagne un jeune qui élabore son identité dans et par le dialogue et le questionnement, davantage que lorsqu’il privilégie une pédagogie « compréhensive » qui coulerait une identité ou un savoir dans le marbre, avant de se risquer au questionnement, au dialogue et à la rencontre ?
Car finalement, le défi éducatif n’est-il pas précisément là : chercher comment mettre en œuvre une pédagogie cohérente avec la société et l’époque qui émergent sous nos yeux pour que les jeunes confiés à l’école Saint Érembert grandissent en liberté responsable ? Une tâche réflexive jamais achevée. Il en va d’ailleurs de la catholicité de l’éducation mise en œuvre dans cette école, à condition de ne pas réduire l’adjectif « catholique » au sens confessionnel d’un label ecclésial parfois véhiculé depuis le XVI° siècle, mais de retrouver le sens étymologique qui était le sien au temps des pères de l’Église. Ils rendaient raison de la pleine vérité du Christ en tant qu’elle s’accomplit en toute personne au plan universel, mais à travers la diversité indépassable des traditions locales.
L’Évangile nous indique qu’il en va et de la grandeur de Dieu et de la grandeur de l’homme, l’un et l’autre étant, selon la manière dont l’équation du vivre ensemble est élaborée, tout à la fois menacés par les réponses crispées apportées aux bouleversements en cours et dépositaires d’une promesse de paix.
François Picart, prêtre de l’Oratoire
Coordinateur de la pastorale de Saint-Erembert