Aussi célèbre que ce passage de l’Evangile, il y a le tableau de Véronèse. Cette immense toile, aujourd’hui conservée au Musée du Louvre, avait été commandée à l’artiste par les bénédictins de l’île de San Giorgio Maggiore pour leur réfectoire, dans une architecture de Palladio que les colonnes de l’œuvre rappellent.
J’aime ce tableau car nous avons à son égard le même regard que celui que nous portons à ce passage de l'Evangile, un regard où se mêlent, tout à la fois, l’évidence du propos et le questionnement des multiples détails. L’évidence du propos, Véronèse la place dans la verticale centrale du tableau, celle qui mène au Ciel. Au centre de cette verticale, il y a Jésus dans une position qui nous rappelle les représentations de la Cène. Juste en dessous, le sablier qui représente son heure à venir et juste au dessus l’agneau abattu par les serviteurs. Comme la première phrase de ce passage de l’Evangile - « Le troisième jour » - nous y invite, c’est vers la Pâques de Jésus que nous oriente cette œuvre. C’est sans peine alors que nous faisons le parallèle entre l’eau et le vin qui emplissent les jarres et l’eau et le vin qui sur la Croix couleront du côté du Christ pour irriguer le monde. Les Noces de Cana préfigurent la nouvelle alliance qui sera à jamais scellée sur la Croix dans la mort et la résurrection du Christ. L’eau du baptême de Jean-Baptiste, l’eau de la conversion, Jésus la transforme en vie éternelle.
Si la deuxième partie de la réponse de Jésus à sa mère ne nous pose pas de problème – « Mon heure n’est pas encore venue » -, la première est plus étrange : « Femme, que me veux-tu ? », littéralement « Femme, qu’y a-t-il entre toi et moi ? ». Dans son tableau, Véronèse semble répondre à cette interrogation. Trois femmes sortent de ce somptueux décor humain composé de plus de 130 personnages. Marie, tout d’abord, assise à la droite de Jésus. Elle est en tenue de deuil, un voile noir sur la tête. Entre elle et Jésus, il y a l’itinéraire d’une disciple qui se terminera au pied de la Croix, l’itinéraire d’une mère également qui, ce jour là, entendra cette parole de son fils « Femme, voici ton fils ». Ce fils qu’est le disciple auquel il dira également en parlant de Marie « Voici ta mère. » La deuxième femme, que l’évangile ne mentionne pas, c’est l’épouse, vêtue de blanc à l’extrême gauche, la seule personne qui, avec le Christ nous regarde de face. Entre elle et le Christ, il y a un lien qui nous regarde. Cette femme c’est l’humanité auquel le Christ se lie dans ces noces, l’épouse dont nous parle Isaïe dans la première lecture de ce dimanche. Mais entre les deux, entre Marie, disciple et mère des disciples, et l’épouse, il y a une autre femme qui se penche pour regarder ce qui se passe à l’extrême gauche du tableau, là où le marié reçoit la coupe de vin nouveau apporté par un serviteur. Cette femme est la seule à regarder cette scène, à y découvrir un intérêt visiblement caché au reste des convives. Cette femme, dont les yeux sont ouverts à la révélation, c’est le disciple qui a la foi qui permet de voir l’œuvre de Dieu s’accomplir. Alors certes, Marie en tant que femme n’est pas tout à la fois, mère, disciple et épouse. Mais Marie en tant que personnification de l’Humanité qui a cru à la parole de Dieu est bien celle qui élève les hommes et les femmes dans la promesse de Dieu (mère), celle qui accepte de suivre le Christ dans son chemin vers la gloire (disciple) et celle qui reçoit l’alliance que lui offre son Dieu (épouse).
Au premier plan du tableau, dans une quasi indifférence générale un serviteur remplit un vase de service avec une grande jarre. Une deuxième est posée non loin. Il a déjà servi au moins deux coupes. La première, c’est celle du maître de cérémonie, juste à côté de lui, qui la contemple avec étonnement et satisfaction. Peut-être également avec soulagement puisque le vin manquait et qu’il en était responsable. Ce maître qui ne maîtrise pas les besoins de ses convives n’est-il pas cette humanité qui cherche à se suffire à elle-même et qui pourtant est toujours à la recherche de ce qui la comblera ? La seconde coupe est celle du marié qu’un petit page lui tend à l’extrême gauche du tableau. Ce faisant, Véronèse va plus loin que l’évangéliste. Le vin est porté au marié, à celui pour qui la fête est donnée. Ce marié, comme sa femme, représente alors cette humanité à laquelle Dieu se lie. Mais un marié qui serait bien en peine de répondre à l’exclamation du maître du banquet dans l’évangile : « Tout le monde sert le bon vin en premier, et, lorsque les gens ont bien bu, on apporte le moins bon. Mais toi, tu as gardé le bon vin jusqu'à maintenant. »
Car ce qui est absent du tableau, c’est bien le miracle lui-même. Seul le serviteur qui a apporté les jarres est au courrant. Le reste de l’assemblée en ignore tout. Le miracle ne s’est pas fait
au milieu du banquet devant les yeux ébahis des convives mais en secret. Peut-être parce que, en ce début de la vie publique de Jésus, l’heure n’est pas encore venue que tout soit dévoilé. En
fait tous ne l’ignorent pas et Véronèse nous le montre très subtilement, peignant ainsi la dernière phrase de ce passage de l’Evangile. Au centre du tableau, Jésus est auréolé et seuls les
disciples assis autour de lui le regardent. Car eux savent. « Il manifesta sa gloire, et ses disciples crurent en lui. ».