Jacques Prévert, un peu anarchiste et beaucoup poète, n’hésita pas à écrire : « Notre Père qui êtes aux cieux, restez-y, et nous, nous resterons sur la Terre, qui est quelquefois si jolie ». Un bon mot qui pourrait passer pour un blasphème.
Il faut dire que Prévert, qui n’avait aucune sympathie ni pour la maréchaussée, ni pour les forces armées ne tenait pas à ce qu’un Dieu en figure de gendarme vienne instaurer sur la terre on ne sait quel ordre bien pensant, aux dépends, croyait-il, de la fraternité, de la liberté, et surtout de la joie de partager, avec un verre de bon de vin, une miche de pain frais, et peut-être un peu de fromage, le bonheur d’être humains ensemble, tout simplement.
Et bien, Jacques, il y a un détail qui a dû t’échapper, c’est que Dieu, n’est pas resté au ciel. Il est venu sur la terre. Non pour distribuer des bons points ou nous coller des contraventions, mais précisément pour s’asseoir à table avec nous, vider quelques verres, et partager notre pain. Je m’étonne que tu n’aies jamais rencontré un curé sympa pour t’expliquer que Dieu (Jésus) avait une tendance prononcée à aimer faire bombance et qu’il savait « se tenir à table », au point, que ce qui nous est promis « au ciel », n’est rien moins qu’un banquet de viandes succulentes et de vins capiteux.
Cela dit, Jacques, je suis bien certain que maintenant tu le sais, et que toi qui aimais tant la terre et les pauvres humains, tu as trouvé « au ciel » une belle place réservée à ton nom.
Bien, cela dit, qu’en est-il exactement du « ciel ». Un certain nombre de religions ont considéré comme probable que le ciel soit l’habitat des dieux. Dans cette vision, les méchants (mauvais dieux ou démons) vivent sous la terre, les humains sur la terre, les dieux dans l’azur. Le ciel est inaccessible, et tenter de s’y introduire expose à la colère divine. C’est vrai des dieux de l’Olympe, mais aussi du Dieu de la Bible dans l’épisode de la tour de Babel.
Cependant, dans la Bible, au fur et à mesure que Dieu se révèle, quelque chose change, et l’étanchéité entre le ciel et la terre n’est plus si certaine. Presque à la même époque, Élie quitte la terre, sans doute pour le ciel, dans un char de feu, et le prophète Isaïe gémit de désir dans la prière qu’il adresse à Dieu : « Ah, si tu déchirais le ciel ». Il est exaucé quelques siècles plus tard, lors du baptême de Jésus, quand enfin, « les cieux s’ouvrent ». Et à partir de la mort et de la résurrection de Jésus, les cieux restent ouverts. Ainsi, symboliquement, à l’heure de la mort du Christ, le rideau du Temple s’est-il déchiré.
Jacob le patriarche avait déjà vu la communication entre le ciel et le terre dans le ballet des anges. Désormais, par le Christ, le ciel vient sur la terre, et en retour, le Christ devient l’échelle par laquelle nous, les humains, allons au ciel.
Et pour avoir un avant-goût du ciel, il n’est qu’à s’asseoir à la table des agapes. À la table eucharistique, quand nous mangeons le pain de la Vie et buvons à la coupe du Salut, nous sommes en communion avec ceux qui au « ciel », sont déjà attablés (salut Jacques), et unis à tous ceux avec qui et pour qui le banquet du Seigneur est célébré.
Cette semaine, ceux qui voudront feuilleter le Catéchisme de l’Église catholique iront voir du côté des références 326 ou 2802. Je préfère, quant à moi, vous proposer de lire le Pater Noster de Prévert en entier.
Il me semble que c’est justement pour sauver « cette terre (…) si jolie », telle que Prévert la décrit, que Dieu a déchiré le ciel.
Pater Noster
Notre Père qui êtes aux cieux
Restez-y
Et nous nous resterons sur la terre
Qui est quelquefois si jolie
Avec ses mystères de New York
Et puis ses mystères de Paris
Qui valent bien celui de la Trinité
Avec son petit canal de l’Ourcq
Sa grande muraille de Chine
Sa rivière de Morlaix
Ses bêtises de Cambrai
Avec son Océan Pacifique
Et ses deux bassins aux Tuileries
Avec ses bons enfants et ses mauvais sujets
Avec toutes les merveilles du monde
Qui sont là
Simplement sur la terre
Offertes à tout le monde
Éparpillées
Émerveillées elles-mêmes d’être de telles merveilles
Et qui n’osent se l’avouer
Comme une jolie fille nue qui n’ose se montrer
Avec les épouvantables malheurs du monde
Qui sont légion
Avec leurs légionnaires
Avec leurs tortionnaires
Avec les maîtres de ce monde
Les maîtres avec leurs prêtres leurs traîtres et leurs reîtres
Avec les saisons
Avec les années
Avec les jolies filles et avec les vieux cons
Avec la paille de la misère pourrissant dans l’acier des canons.