Pour un Dieu, quel abaissement ! On le chante au moins une fois par an, à Noël, eu milieu des hautbois et des musettes. On y revient au moment de célébrer la Passion, en méditant l’hymne aux Philippiens : « il s’est abaissé et a pris la condition de serviteur ».
Pourtant, même si dans les deux cas, c’est le mot abaissement qui est choisi, le terme kénose vise quelque chose de plus radical. Peut-être en langage moderne devrions-nous dire « dessaisissement ».
C’est cette réalité, quasi « inconcevable » que les premiers conciles ont tenté de cerner, non par goût de la joute intellectuelle, mais parce que petit à petit, la réalité de l’humanité du Christ se dissipait. Or voilà l’intenable qu’il faut tenir : vraiment homme, vraiment Dieu.
Un Dieu réputé « tout-puissant » peut-il se glisser dans la peau d’un homme ? Voilà qui déjà est difficile à envisager, mais il ne s’agit pas d’être « en figure d’homme », d’avoir l’apparence d’un homme, il faut être vraiment, totalement un homme. Il faut en prendre les limites, la finitude, éprouver la pesanteur de la chair, le poids du jour, la fatigue, la faim, mais aussi l’inquiétude devant l’avenir, le chagrin devant la mort de l’ami (Lazare), l’angoisse devant sa propre mort, et le doute. Oui, le doute ! Non pas le doute qui mène à la révolte, celui que le psalmiste identifie à plusieurs reprises « Où est-il ton Dieu » ou « il n’y a pas de Dieu », mais le doute qui fait crier vers Dieu : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ».
Le Dieu auquel les chrétiens donnent leur confiance s’est fait homme ! Il s’est dessaisi de lui-même pour entrer en humanité, non pas Dieu sous les traits d’un homme, mais homme, pleinement, totalement homme, minuscule être humain, vagissant dans ses linges, attendant tout de la tendresse de ses parents. Le Dieu qui, dans le livre d’Osée, dit à son peuple, « Je t’avais appris à marcher (…) j'étais pour toi comme ceux qui soulèvent un nourrisson contre leur joue et je te tendais de quoi te nourrir » devient celui qu’il faut prendre dans ses bras et nourrir !
Voilà ce que recouvre, ce terme de Kénose. bien sûr, on peut dire Incarnation, mais le retour au mot grec indique que ce n’est pas seulement une descente avec « atterrissage », ni une aimable visite. C’est un « corps à Corps » de Dieu avec l’humanité.
Elle est grande la tentation de refaire bien vite de Jésus un dieu, de le remettre à bonne distance ; oh, certes, après quoi, nous nous abîmerons en adoration. Nous à genoux, et lui dans un ailleurs inaccessible. Ce que dit le poète Prévert à propos du Père : « Notre Père qui es aux cieux, restez-y et nous, nous resterons sur la Terre… », nous le disons et le pratiquons avec le Fils, nous sommes bien heureux de le « renvoyer » au ciel et de revenir aux affaires de la terre, aux affaires de César. Mais la radicalité chrétienne ne nous laisse pas à cette paix séparée. Entre la terre et le ciel, pour toujours, il y a le corps du Christ, la chair du Fils de Dieu.
Le christianisme n’est pas une religion « ordinaire » qui aménagerait un espace pour Dieu, tout simplement parce que Dieu, de sa propre initiative, a emménagé chez nous. Rien de ce qui est à nous ne lui est étranger. Osons croire que ce que dit le père prodigue à son fils est vrai pour nous ; « Mon enfant, tout ce qui est à moi est à toi. »
Comme je n’ose pas vous proposer pour la troisième fois de lire l’Hymne aux Philippiens, ce qui pourtant s’imposerait, je cite le Catéchisme de l’Église Catholique. Le style, hélas, manque et de souffle et de poésie.
CEC 472 : Cette âme humaine que le Fils de Dieu a assumée est douée d’une vraie connaissance humaine. En tant que telle celle-ci ne pouvait pas être de soi illimitée : elle était exercée dans les conditions historiques de son existence dans l’espace et le temps. C’est pourquoi le Fils de Dieu a pu vouloir en se faisant homme " croître en sagesse, en taille et en grâce " (Lc 2, 52) et de même avoir à s’enquérir sur ce que dans la condition humaine on doit apprendre de manière expérimentale (cf. Mc 6, 38 ; Mc 8, 27 ; Jn 11, 34 ; etc.). Cela correspondait à la réalité de son abaissement volontaire dans " la condition d’esclave " (Ph 2,7).