Le mardi 25 janvier 2011, j’ai eu le plaisir d’être invité et à l’inauguration d’un espace d’exposition dans la chapelle de Saint-Erembert à Saint-Germain en Laye, un établissement scolaire sous tutelle de l’Oratoire. Ce projet est destiné à recevoir des expositions pouvant aider les visiteurs, chrétiens ou non, à mener un travail intérieur. Je mets en ligne ci-dessous la conférence écrite que j’aurais donnée si la bonne ambiance de cette manifestation ne m’avait incité à me lancer plutôt dans une prise de parole plus improvisée.
Mesdames, Messieurs,
Permettez-moi tout d’abord de remercier les autorités de ce lieu de m’avoir invité à prendre la parole devant vous, et, vous me pardonnerez madame le directeur, tout particulièrement mon ami le Révérend Père François Picart qui s’est fait le messager, et je suppose l’initiateur, de cette demande.
J’en suis très honoré même si je ne sais pas vraiment à quel titre je vous parle aujourd’hui et je souhaiterais instamment que les propos que je vais tenir ne soient entendus ni comme une conférence du directeur des études de l’Institut d’Etudes Supérieures des Arts, ni comme une catéchèse du chrétien que je suis. Je vous demanderais de me faire l’amitié de les entendre comme une réflexion personnelle à haute voix. Une réflexion dont le point d’appui, Cher François, sera l’unique phrase de ton mail d’invitation. Voici ce que tu m’as écrit : « Merci de contribuer à l’inauguration de cet espace d’exposition dont l’objectif est de rendre vivant un lieu très déserté en dehors des célébrations liturgiques, sans en dénaturer la vocation. D’où l’effort de nourrir et développer l’intériorité de ceux qui y passeront un moment. »
Je vais donc commencer par contribuer à l’inauguration de cet espace d’exposition en coupant le cordon ou en enlevant le voile qui le recouvre puisque c’est ainsi qu’on inaugure généralement les lieux ou les œuvres majeures qui y sont exposées. Couper le cordon ou dévoiler, Mesdames, Messieurs, c’est permettre l’accès direct à la chose que l’on inaugure. Or ici, ce que je dois contribuer à inaugurer c’est tout à la fois un lieu culturel et un lieu de culte ou pour reprendre ton expression un lieu culturel qui ne dénature pas la vocation du lieu de culte.
Ceci m’amène à réfléchir avec vous à deux points. Le premier est le lien entre lieu de culte et lieu culturel ou lieu d’exposition. Est-il légitime de faire d’un lieu de culte un lieu d’exposition ? J’ai l’habitude de dire à mes étudiants que les églises ont été jusqu’à une époque récente ou la conservation du patrimoine s’est confondue avec une muséification du patrimoine les principaux lieux d’exposition de l’art contemporain. Non seulement les principaux lieux d’exposition de l’art contemporain mais également les seuls lieux d’expositions d’art contemporain ouverts à tous. Autrement dit, qu’un lieu de culte accueille des expositions d’œuvres d’art me semble tout naturel et parfaitement fidèle à la tradition de notre Eglise depuis de nombreux siècles.
Bien certainement vous me citerez Saint Bernard, ou du moins le second Saint Bernard car le jeune Saint Bernard n’avait rien contre les œuvres d’art dans les églises. Pour Saint Bernard, en effet, l’art faisait obstacle à l’intensité de la recherche de Dieu. Mais paradoxalement, de cette exclusive, est né une forme d’art, l’art cistercien qui s’est déployé tout autant dans le chant et la littérature que dans une architecture élevée au plus haut rang de la création artistique.
L’idée de Saint Bernard me permet de passer à mon deuxième point. Celui de la possibilité de dénaturer le lieu de culte. De lui ôter son côté sacré ou pour le moins de reléguer le sacré de ce lieu à un deuxième plan. Mais voyez vous, si je participe aujourd’hui à l’inauguration de ce lieu, si je participe à son dévoilement, je ne peux pas oublier qu’il y a 2000 ans environ, Dieu a, quant à lui, dévoilé le monde, il l’a inauguré en déchirant, certes pas avec des ciseaux, le voile du Temple de Jérusalem. Quel rapport me direz-vous ? Et bien le rapport, c’est qu’en déchirant le voile du Temple, Dieu nous signifie lui-même qu’il n’existe plus d’espaces sacrés, d’espaces protégés, d’espaces qui lui seraient exclusivement réservés. Pas plus le Temple de Jérusalem, que la chapelle dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui. Les lieux que nous avons bâtis pour célébrer le culte, les églises, sont à proprement parlé des lieux culturels pour célébrer le culte. J’espère que je ne vous choque pas. En tous les cas je n’aurais pas choqué les premier chrétiens qui célébraient le partage du pain dans leurs maisons et qui, quand ils disaient qu’ils allaient à l’église, n’allaient pas encore dans un bâtiment qui portait ce nom mais bien à l’ecclesia, c'est-à-dire à l’Eglise avec un grand E rassemblée pour sa liturgie.
Car voyez vous, ce qui me frappe le plus dans le mail que m’a envoyé François, c’est cette notion de désertion. Ce n’est pas parce qu’on fait autre chose que du culte dans une chapelle qu’elle est dénaturée, c’est parce qu’elle est désertée. Comment une chapelle vide pourrait manifester la réalité spirituelle qu’elle est sensée signifier : l’Eglise assemblée. Où est la vie dans un lieu vide ? Et par la même, où est Dieu ? Saint Jean Chrysostome pour qui le mot sacré avait un sens avait cette formule très belle que je cite approximativement. L’autel sur lequel on dit la messe est sacré mais plus sacré est l’homme que l’on rencontre au sortir de l’Eglise, puisque le premier est la pierre sur laquelle on immole le Christ et que le second est le Christ lui-même.
C’est donc au second qu’il faut maintenant nous intéresser. Cet homme ou cette femme qui vit ici et qui pourrait venir un moment dans cette chapelle soit pour les œuvres qui y sont exposées, soit pour Dieu, soit pour un moment de silence. Elève, professeur, personnel… qu’importe, une personne qui pourrait venir ici, me dis-tu François, nourrir et développer son intériorité.
Evidemment j’applaudis des deux mains. Et pour le coup, j’en suis certain, nul n’est besoin d’être chrétien pour accueillir ce projet avec enthousiasme. Tout d’abord parce que si, comme chrétien je soutiens que rien n’est sacré, comme penseur de l’art, j’affirme que l’art sacré n’existe pas. Certes, il existe de l’art à thème religieux, pour certains artistes même de l’art à vocation religieuse, mais l’intérêt et j’oserais même dire l’essence même de l’art c’est de dépasser la volonté de ceux qui le créent. Toute œuvre est avant tout le dialogue d’un artiste avec une culture et donc un lieu de questionnement. Il n’y a jamais eu d’autre finalité dans l’art que celle de dépasser l’œuvre et par là d’obliger celui qui la regarde à dépasser ou déplacer ses propres limites et questions. En ce sens, l’art nourrit en effet notre intériorité. Il la nourrit et même la construit en nous renvoyant, à travers notre culture, à nous-mêmes. L’art nous pousse à dialoguer avec nous-mêmes. Si nous acceptons ce dialogue, comme quand nous menons des travaux intellectuels, il nous oblige à faire le tri, à épurer, à lever le voile sur des lieux que nous ne souhaitions pas habiter ou que nous n’avions pas découvert. Et ce travail intérieur, j’en suis certain nous est extrêmement bénéfique dans notre rapport à nous-mêmes mais également dans notre rapport aux autres. Nourrir et construire notre intériorité, c’est également nourrir et construire notre extériorité, notre rapport à l’autre. Cet autre qui peut être nous-mêmes, cet autre qui est, pour reprendre un terme de notre jargon chrétien, notre prochain, différent et pourtant semblable, cet autre enfin qui peut être Dieu dont nous nous reconnaissons à l’image. Cette recherche de l’intériorité, sans même ici parler d’une recherche de Dieu, que nous pourrions aisément rapprocher du « Connais toi toi-même » de l’humanisme grec, est, me semble-t-il, particulièrement pour les jeunes que vous formez, tout à fait essentielle.
Alors, pour reprendre notre réflexion première, je sais qu’on me dira… oui mais dans une chapelle on ne peut pas exposer n’importe quoi. L’art contemporain va trop loin. Il est parfois choquant. Certes. Je vous dirai même qu’il est parfois mauvais ou facile et c’est peut-être cela qui est le plus grave. Mais en aucune manière il ne peut être dérangeant pour le Dieu des chrétiens puisqu’il est le cri d’une humanité qu’il aime.
Je sais que notre Eglise a parfois du mal à supporter l’art contemporain. Elle le regarde avec le même œil suspicieux qu’elle jette sur le monde contemporain qu’elle a accuse parfois à juste titre mais souvent à tort de tous les maux. L’Eglise dans son raidissement actuel semble avoir de plus en plus de mal à percevoir dans les questionnements, les critiques, les errements ou les malaises, ces étincelles de révélation qui ont fait autrefois les joies de nombre de penseurs, philosophes, théologiens et spirituels catholiques. « Tout ce qui est vrai vient de l’Esprit Saint » disait Saint Thomas d’Acquin qui s’appuyait pour sa théologie avec force sur la philosophie très peu chrétienne d’Aristote. L’homme ne se construit pas de vérités, il se construit patiemment de recherches et de questions. N’êtes vous pas frappés comme moi par cette question récurrente de Jésus à ceux qu’il rencontrait : « Et pour vous qui suis-je ? ». Une question qui renvoie implicitement à la connaissance que nous avons de nous-mêmes et qui est bien loin d’une mission qui se contenterait d’annoncer des vérités sur Dieu et sur les hommes. Car finalement notre rapport à l’art est, dans ce sens, très proche de notre rapport aux autres et à nous-mêmes. Le rejet que nous pourrions avoir face à un art qui dérange, qui perturbe, n’est pas loin de la peur que nous pouvons avoir face à un autre différent ou pire face à nous-mêmes, dans notre dimension imparfaite, complexe et questionnante, comme le soulignait Pierre de Berulle. Une dimension qui ne doit, pour le fondateur de l’Oratoire, aucunement mener à un repli sur soi et à une renonciation mais, bien au contraire, mettre l’homme en marche pour qu’en se questionnant et en devenant un acteur responsable de sa vie et de sa présence aux autres il découvre la vraie liberté.
Mesdames, Messieurs, ce que nous reconnaissons à l’art et aux artistes c’est justement cette faculté de nous émouvoir, de nous provoquer, de nous faire nous interroger, de nous faire nous déplacer. Cette faculté d’ouvrir des conversations que nous aurions pu croire impossible. Et ce n’est pas à des enseignants et des spécialistes de l’éducation que je vais apprendre à quel point accéder à la parole peut parfois être libérateur. Une parole exprimée ou une parole intérieure vécue, comme la parole de Dieu reçu par Elie sur l’Horeb que la Bible dans son langage parfois étonnant traduit par « une voix de pure silence ».
L’art, Mesdames, Messieurs, qu’il soit dans un musée, dans une galerie ou dans une chapelle n’a rien de sacré. Mais je crois qu’il a quelque chose de divin, cette capacité à nous mettre en route.
Je vous remercie.