Au départ, il y a une performance d’acteur exceptionnelle, celle de Denis Podalydès. Il y a ce texte
admirable aussi, drôle et tragique, cette écriture très contemporaine qui convoque l’esprit d’un Londres passé. Mais il y a surtout cette longue introduction qui nous prévient que nous ne
sortirons pas indemne de ce spectacle. « Je m’adresse à toi en particulier, Utterson, mais à travers toi, c’est vous tous que je vise, afin que vous repartiez différents de quand vous êtes
arrivés. Ce qui va se passer, ici, une petite agitation de vos molécules, un insensible chamboulement intérieur, dont vous saurez plus tard les effets. »
On n’y prête pas attention sur le coup. On regarde, on admire, on rit, on frémit. Intérieurement, on connaît
l’histoire, on a donc rien à craindre. Et puis, lentement des phrases viennent se loger en nous, nous habiter et une autre voix se met lentement mais sûrement à semer le trouble dans notre
compréhension de ce texte.
La question de ce petit jeu entre le docteur Jekyll et Mister Hyde, on croit l’avoir réglé, n’être là qu’en
spectateur. Le bon docteur Jekyll, cet homme tellement humain, s’ennuie. Homme de science, il se lance dans une savante expérience sur lui-même afin d’isoler l’un des composant de sa dualité et
crée le méchant Mister Hyde. Une petite lecture spirituelle plus tard, Mister Hyde est devenu le côté obscur qui sommeille en nous, une personnalisation de Satan qui petit à petit prend
entièrement possession de ce pauvre petit Faust de Jekyll. Moralité : il ne faut pas jouer avec le diable.
Mais le docteur Jekyll nous a prévenu. Le docteur Jekyll et l’affreux Mister Hyde n’ont pas réellement
d’importance. Le sujet c’est l’expérience. L’expérience scientifique. « Scalpel, et hop on coupe dans l’hétérogène jusqu’à isoler un composant entier, intègre, un composant pur, dénué
d’altérité. » Séparer, c’est créer. Dieu crée en séparant. Et ce qui est en jeu dans cette expérience, c’est la pureté de l’être, la pureté au sens de la simplicité. Il s’agit de créer
un être simple, débarrassé de cette embarrassante dualité qui nous fait tant souffrir. Certes, Hyde est créé pour être la simplicité de nos petits désirs mais finalement si Jekyll avait isolé ce
qui en nous recherche le meilleur, l’être créé n’aurait-il pas été tout aussi terrifiant et cannibale ? N’aurait-il pas été tout aussi violent ? Violent pour le bien mais néanmoins
absolument violent, c’est-à-dire refusant le dialogue, refusant la part de vérité qui réside chez l’autre, violent au nom de l’absolu.
Cette expérience nous la faisons finalement à chaque fois que nous transformons nos bonnes résolutions en
absolus dénoués de toutes contradictions possibles, de tous dialogues salvateurs. A chaque fois, en fait, qu’au nom d’un idéal nous nous prenons pour le Dieu créateur, ce Dieu qui crée en
séparant et qui voit que cela est bon. A chaque fois que nos désirs nous poussent à des purismes, des intégrismes et même des ascétismes qui nous éloignent finalement de ce que nous sommes
vraiment, des êtres complexes.
Et le final nous donne à voir un Mister Hyde, idéalement simple, au quatrième dessous, pitoyable dans son
malheur, empreint de tendresse pour ce Jekyll qui n’a pas su trouver le juste équilibre avec lui-même. Il est très loin d’un Satan ce Mister Hyde là ! Il est plutôt terriblement
humain, un être fragile affronté au drame de sa vie, au drame d’une simplicité rattrapée par le réel. Et en fin de compte, on se prend à penser : « il faut sauver le soldat
Hyde » !
Le cas Jekyll, Théâtre national de Chaillot
jusq'au 23 janvier.
Texte de Christine Montalbetti (Ed. P.O.L)
photographie : Elisabeth Carecchio